LE MONDE / VENDREDI 14 OCTOBRE 2005

AUJOURD'HUI SCIENCES

le Monde

Un large public se passionne pour la recherche en physique théorique. Le succès des ouvrages de vulgarisation, qui tiennent Salon à Paris, en témoigne

La théorie des cordes fait vibrer un univers à 10 dimensions

LES LIGNES qui suivent sont à déconseiller aux esprits fragiles et aux âmes mal trempées. Il y est question d'un monde insaisissable et vertigineux, d'un univers aux dimensions multiples : 10 au bas mot, à moins que ce ne soit 11, ou même... 26 ! Inconcevable pour un cerveau normalement constitué.

Pour le commun des mortels, il n'existe que quatre dimensions, trois spatiales et une temporelle. Encore percevons-nous volontiers le temps comme le faisait Newton, c'est-à-dire comme un paramètre absolu, un axe immuable. Nous savons bien sûr, depuis Einstein et la relativité générale, qu'espace et temps sont en réalité indissociables, que le temps est élastique et les longueurs contractables. Il n'empêche que le continuum espace-temps demeure, pour l'entendement ordinaire, un concept relativement flou...

Et voilà que les physiciens inventent de nouvelles dimensions, à en donner le tournis. Pour comprendre ce qui les amène à cette construction improbable, il faut rappeler que la physique moderne avance sur deux jambes.

D'un côté, la relativité générale d'Einstein. Décrivant le comportement des corps soumis à la gravitation, ou gravité, elle s'applique à la structure à grande échelle de notre univers. A l'autre extrémité, la mécanique quantique rend compte du comportement des particules élémentaires à une échelle infinitésimale.

LA « GRANDE UNIFICATION »

La mécanique quantique a donné naissance, dans les années 1970, à un superbe modèle, le « modèle standard ». Il postule, vérifications expérimentales à l'appui, que l'univers est formé, en tout et pour tout, de 12 particules de matière, 6 quarks et 6 leptons, et de 4 particules porteuses de forces. Mais ce modèle n'intègre que trois de ces forces, celles qui interviennent à l'échelle atomique ou subatomique : la force électromagnétique liant les électrons aux noyaux et deux forces à l'œuvre à l'intérieur des noyaux, la force faible et la force forte. Le modèle laisse de côté la quatrième force, la gravité, aux effets négligeables à l'échelle des particules élémentaires mais qui, aux échelles plus importantes, domine pourtant.


  
Gabriele Veneziano

l'Italien Gabriele Veneziano, à l'origine de la théorie des cordes.

Jusqu'à présent, les physiciens n'ont pas réussi à faire marcher ces deux jambes du même pas. Si bien que leur représentation de l'Univers claudique. C'est ici qu'intervient la théorie des cordes, qui se propose de réconcilier relativité générale et mécanique quantique. De réaliser la « grande unification ». Bref, de livrer la clé ultime de l'univers.

La porte a été entrouverte par l'Italien Gabriele Veneziano. C'était en 1968. Il travaillait alors sur les interactions nucléaires fortes. «Nous avons mis en évidence une propriété un peu bizarre, une dualité comparable à la double nature - ondes et particules - de certains constituants de la matière, relate-t-il. Et nous nous sommes aperçus que cette propriété supposait l'existence de particules dont le spectre d'excitation ressemblait au spectre de fréquences d'une corde musicale. » La théorie des cordes était née. Elle allait connaître plusieurs rebondissements. A partir du milieu des années 1970, le succès du modèle standard l'éclipse. Seule une poignée de physiciens dans le monde continuent à s'y intéresser.

Par un renversement conceptuel dont la science est friande, la théorie des cordes effectuera un retour, non plus à partir de l'étude des interactions fortes, mais de la gravitation. Plus exactement, comme « théorie quantique de la gravitation ». Elle suppose en effet l'existence de plusieurs particules de masse nulle, dont le graviton, lequel porterait la force de gravité jusqu'alors exclue du modèle standard. La jonction entre mécanique quantique et relativité était faite. «Le rêve poursuivi toute sa vie par Einstein, commente Gabriele Veneziano, [était] enfin réalisé. »


  

M COMME « MYSTÈRE »

La théorie des cordes suscite, à partir du milieu des années 1980, un engouement qui ne se démentira plus. Elle s'enrichira d'une théorie des supercordes. Et se déclinera en cinq versions, dont subsiste aujourd'hui une principale, dite théorie M, comme « mystère ».

Que dit cette théorie ? Que les constituants ultimes de la matière - les quarks ou, s'il en existe, des particules encore plus petites - ne ressemblent pas à des points, mais à des cordes vibrantes, c'est-à-dire à des objets unidimensionnels étendus dans l'espace, pouvant être ouverts ou fermés en boucle.

Inutile de chercher à voir ces vibrionnants choristes la taille d'une corde serait de l'ordre de 10-34mètre. Elles ne peuvent s'exprimer, disent les équations, que dans un univers comptant, au minimum, 6 dimensions spatiales supplémentaires par rapport aux 3 que nous connaissons. Ce qui porte à 10 le nombre de dimensions du monde des cordes. Certains physiciens en ajoutent une, ce qui mène à 11... C'est beaucoup, mais bien moins que les 26 dimensions un moment supposées, avant que la théorie des supercordes ne fusionne des cordes interagissant entre elles pour obtenir un nombre moins extravagant.

Comment se représenter l'inimaginable ? Pas question, ici, d'univers parallèles. Les dimensions supplémentaires s'apparenteraient plutôt, décrit Gabriele Veneziano, à des boucles microscopiques. Leur taille, qu'elle reste de l'ordre de celle des cordes elles-mêmes ou atteigne 1 millimètre, les rend inaccessibles à nos sens. Pour que nous percevions ces infimes circonvolutions de notre espace-temps, il faudrait être à leur échelle.

Si spéculative soit-elle, la théorie des cordes séduit un nombre croissant de physiciens. Aujourd'hui, plusieurs milliers de « cordistes » sur la planète rêvent de valider ces hypothèses dans le nouveau grand collisionneur de particules du CERN de Genève ou en observant les traces d'un hypothétique pré-Big Bang, quand l'espace-temps avait peut-être la taille d'une corde. « Le modèle standard a mis des dizaines d'années avant d'être formalisé, dit Gabriele Veneziano. Patience ! » Façon de donner du temps à l'espace-temps multidimensionnel.

Pierre Le Hir


Stephen Hawkin et Brian Greene, champions de la vulgarisation

ESPACE-TEMPS, théorie des cordes, relativité générale, mécanique quantique... Alors que la vulgarisation de telles notions paraît improbable, de nombreux chercheurs relèvent le défi. Parmi eux, Stephen Hawking, célèbre, aussi, pour sa maladie de Charcot, et Brian Greene se distinguent en raison du succès planétaire de certains de leurs livres. Une brève histoire du temps, publiée en 1988 parle premier, se serait vendue à quelque 25 millions d'exemplaires. L'Univers élégant, édité parle second en 1999, doit se contenter, pour l'instant, d'avoir dépassé le million de copies, selon l'éditeur Robert Laffont. En revanche, trois documentaires d'une heure chacun ont été réalisés à partir de l'ouvrage de Brian Greene, avec un budget de 3,5 millions de dollars et diffusés sur la chaîne américaine Nova (Le Monde du 15 octobre 2004).

Les deux auteurs continuent à alimenter ces « lecteurs » dont beaucoup ont l'honnêteté de reconnaître qu'ils n'ont pas dévoré de tels ouvrages « jusqu'au bout ». D'où l'idée de Stephen Hawking de faire un pas de plus vers eux, histoire d'améliorer le nombre de lecteurs parmi les acheteurs.



* La Magie du Cosmos, de Brian Greene, éd. Robert Laffont, 672 p., 24 €.
Une belle histoire du temps, de Stephen Hawking, éd. Flammarion, 188 p., 23 €
A l'image des géants, de Stephen Hawking, éd. Dunod, 244 p., 29 €.

   

Cette motivation a conduit l'auteur à publier Une belle histoire du temps (A Briefer Story of Time, en anglais). Version du texte de 1988 allégée et mieux illustrée, le livre est également complété. Avec, par exemple, l'exposé des progrès récents de la théorie des cordes, sans pour autant qu'un crédit particulier lui soit accordé. Stephen Hawking s'interroge même : « Se pourrait-il qu'il n'existe pas de théorie unifiée ? » Il n'écarte pas totalement cet-te hypothèse. Et il glisse, en conclusion, du comment au pourquoi : «La théorie unifiée serait-elle dotée d'une telle force qu'elle se mettrait au monde elle-même ? » Rejoignant les questions d'Einstein, le chercheur s'interroge sur « le pourquoi de notre existence et de notre univers ». Le livre s'achève sur le mot « Dieu ».

MOBILISER ACHILLE TALON

Dans la même veine des rééditions, paraît À l'image des géants, une version allégée et illustrée de Sur les épaules des géants, publié par Stephen Hawking en 2003. Brian Greene, lui, ne fait pas dans l'amaigrissement avec La Magie du Cosmos et ses 600 pages de texte. Mais son talent de vulgarisateur est unique. Après la théorie des cordes de L'Univers élégant, il élargit son propos en parcourant l'ensemble de la physique du XX' siècle.


   

Les analogies, les historiettes illustratives s'enchaînent, mobilisant Achille Talon et Gaston Lagaffe ou Scully et Mulder, les héros de la série télévisée « X Files », pour ne jamais laisser le lecteur décrocher. Ce qui ne l'empêche pas de publier une page entière de chiffres en développant 101878, le nombre de combinaisons des pages de Guerre et paix en proie au désordre d'une forte entropie.

Michel Alberganti



la science à la fête

La 14e Fête de la science a ouvert ses laboratoires. Cette année, elle se déroule en même temps que la seconde édition de la Fête du livre de science et que le premier festival international du film scientifique, Pariscience.
· Fête de la science 2005 : jusqu'au dimanche 16 octobre. http://www.fetedelascience.education.gouv.fr
· Fête du livre de science : du vendredi 14 au dimanche 16 octobre. Cité des sciences et de l'industrie de La Villette à Paris. http://www.lire-en-fete.culture.fr
· Pariscience, festival international du film scientifique : du jeudi 13 au samedi 15 octobre. Museum nationale d'histoire naturelle http://www.pariscience.fr